Dire que la situation en Tunisie est préoccupante, c’est enfoncer une porte ouverte. La crise y est profonde. Qui a pris de l’ampleur – mais est-ce un hasard? – depuis l’élection, en octobre 2019, à la présidence de la République, de Kais Saied, un universitaire et un juriste qui n’a jamais fait partie du gotha politique tunisien. Et qui, de ce fait, apparaît comme un président particulièrement atypique et, partant, difficile à classer sur l’échiquier politique tunisien. Pour en revenir à la crise que vit notre voisin de l’Est, il faut dire qu’elle touche tous les domaines. Le front social y est, en effet, en ébullition quasi permanente: les grèves affectent tous les secteurs d’activité et les manifestations de rue se font de plus en plus nombreuses. Faits aggravants, la plupart des premières sont sauvages et s’accompagnent, dans certains cas, d’un blocage de la production; comme cela s’est produit, ces derniers temps, au niveau des champs pétroliers du pays, situés pour la plupart en sa partie Sud, et du complexe phosphatier de Gafsa, dans sa partie Centre. Et les secondes, quasi quotidiennes. Déclenchées aussi bien pour des motifs sérieux que pour d’autres qui le sont beaucoup moins, elles sont enregistrées aux quatre coins du pays; donnant ainsi de la Tunisie, l’image d’un pays où l’instabilité tend à devenir chronique. Une image qui est davantage noircie par le développement sans précédent des actes de violence et de la délinquance. Pis, depuis 2011, le pays a renoué avec des phénomènes sociaux que les Tunisiens pensaient à jamais révolus. En ce début de troisième millénaire, les conflits tribaux y ont fait leur réapparition; avec leurs cohortes de victimes. A la mi-décembre 2020, un différend foncier a dégénéré en de violents affrontements entre deux tribus du sud de la Tunisie, qui ont fait deux morts et quelque 70 blessés; un bilan qui aurait pu être plus lourd, n’était-ce l’intervention des force de sécurité et la sage décision des autorités de la région d’imposer un couvre-feu.
Une conjoncture économique et sanitaire des plus inquiétantes…
Tout cela sur fond d’une crise économique chaque jour plus étouffante. Que la pandémie du Covid-19 a davantage exacerbée. Et ce, de par ses retombées négatives sur le tourisme, un des secteurs clés de l’économie tunisienne. Une situation qui n’est pas près de s’améliorer. Du moins, dans un avenir prévisible: les contaminations au coronavirus ont, en effet, atteint, ces derniers jours, des pics inquiétants: la barre des 3000 cas par jour étant régulièrement franchie depuis quelques temps. Ce qui, selon nombre de médias tunisiens, a poussé le président de la République tunisienne et plusieurs membres de l’instance scientifique de suivi de la pandémie à appeler “à décréter le confinement total dans les zones qualifiées de rouges”; en clair et au vu de la propagation actuelle de la pandémie, dans la majeure partie du territoire tunisien. Et fait dire à Nissaf Ben Alaya, porte-parole du ministère de la Santé, dans une déclaration faite, hier, au site Tunisienumerique, que “la situation épidémiologique (dans le pays) était très grave, voire chaotique ». Aux dernières nouvelles, le gouvernement tunisien vient de décider d’un confinement total, applicable sur tout le territoire national, de quatre jours, qui débutera dès demain, jeudi 14 janvier. Autre sujet d’inquiétude pour les Tunisiens, gouvernants et gouvernés confondus, le taux élevé d’endettement extérieur de leur pays. Selon des sources spécialisées concordantes, la dette extérieure de la Tunisie représentait, à fin 2020, “75% de son PIB”; un PIB qui, lui aussi, et selon les prévisions de la Banque Mondiale (BM), connaîtra “une chute de 9,1%” en 2020. Des “résultats” qui, selon nombre d’observateurs de la scène politique tunisienne, sont derrière l’accord auquel viennent d’aboutir la chefferie du gouvernement et le FMI. Rapportant un communiqué de ladite chefferie, Tustex, un site tunisien spécialisé dans les informations financières – dont celles boursières – et économiques, a écrit, hier, mardi 12 janvier, que suite à “une réunion virtuelle tenue entre le chef du gouvernement, Hichem Mechichi”, qui était en l’occasion secondé par son ministre de l’Economie, des Finances et de l’Appui à l’investissement, et “une mission d’experts du FMI (…), la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI) ont convenu de la mise en place d’un programme de réformes économiques précis, qui s’adapte à la vision et aux priorités du gouvernement, ainsi qu’à ses capacités financières”. Quand on connaît les conséquences de l’application des “recettes” du FMI, censées redresser une situation difficile, sur l’économie et les conditions de vie des populations des pays auxquels celles-ci ont été appliquées, il y a fort à parier que le proche avenir de notre voisin de l’Est ne sera pas du tout rose. Surtout dans la conjoncture interne actuelle marquée par une crise politique exacerbée, dont nul ne voit la fin.
Une crise politique sans fin…
Une crise que nombre d’observateurs de la vie politique tunisienne attribuent à la nature du système tricéphale mis en place, en Tunisie, par la Constitution de 2014. Alors que le pays bat de l’aile sur tous les plans, les trois pôles de pouvoir – que sont la présidence de la République, la chefferie du gouvernement et la présidence de l’ARP (Assemblée des représentants du peuple), le parlement unicaméral tunisien – que reconnaît cette dernière, s’adonnent, frisant en cela l’inconscience, à leur jeu favori depuis la date sus-indiquée; à savoir, se tirer dans les pattes. Depuis l’élection, en octobre 2019, de Kaïs Saïed, la Tunisie est à son troisième gouvernement. Une instabilité gouvernementale qui n’est pas sans conséquences – négatives, faut-il le préciser – sur la situation d’ensemble du pays. Et qu’aggravent sensiblement, pour ne pas dire, dangereusement, les luttes déclarées et ouvertes entre les trois pôles de pouvoir susmentionnés. Des luttes motivées, à l’évidence, par la volonté de chacun d’entre eux à exercer pleinement les prérogatives que lui confère ladite constitution; une constitution, pour rappel, qui a été élaborée et adoptée par la Constituante élue en 2011, au lendemain de la chute du régime dictatorial de Ben Ali. Et que les “accrochages” à répétition entre la présidence de la République et la chefferie du gouvernement, que dirige Hichem Mechichi, illustrent parfaitement. Comme elles (ces luttes) le sont également par les incessantes actions visant à l’éjection de la présidence de l’ARP, du chef historique du mouvement Ennahda, Rachad Ghannouchi, et que mènent, depuis quelques temps, avec une constance de métronome, le Parti destourien libre (PDL) que dirige Abir Moussi, une avocate qui s’inscrit ouvertement dans la lignée de l’ancien régime, et d’autres formations se réclamant de la mouvance moderniste et démocratique. Dans le feu de ces “querelles” entre les trois pôles du pouvoir tunisien et de celui des actions qui se déroulent en leurs marges, les problèmes du tunisien lambda et de la Tunisie en tant que pays évoluant dans un environnement fortement ébranlé, semblent oubliés.
Mourad Bendris